L’émergence de la publicité
Depuis près d’un siècle, le métier de communicant s’est progressivement organisé au service d’un modèle de société de consommation. Ce modèle de société – dit économie de marché au sens où les moyens de production appartiennent à des entreprises privées – fixe librement les prix des biens et services produits. La base de ce système est la concurrence, obéissant à la dure loi de la confrontation de l’offre et de la demande. Il a donc bien fallu concevoir et perfectionner tout au long de ce siècle des métiers et des techniques permettant de créer la fameuse préférence de marque. Si la publicité dans les journaux s’épanouit à partir du XIXeme siècle, la fin de la Première Guerre mondiale voit le début du premier âge d’or de la publicité par l’image et par le son à partir de 1928 avec l’invention et la démocratisation de la radio et du cinéma. C’est durant la période d’après-guerre, période de reconstruction, que débute l’ère des agences de communication, s’inspirant des modèles américains.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la publicité dite moderne émerge avec deux personnalités visionnaires : Marcel Bleustein-Blanchet, qui créa Publicis, et Jacques Douce, qui fit rayonner Havas, agence nationalisée donc d’Etat jusqu’en 1975 !
À l’origine, ces agences se positionnaient principalement en régie. La création publicitaire n’émergea réellement que dans les années 80 avec une nouvelle génération de publicitaires, les Séguéla, Boulet, Dru, Feldman, Lévy, Bousquet…
Pour juger de l’efficacité de cette communication publicitaire, des indicateurs ont au fur et à mesure été installés : mesures d’impact, de positivité, de cohérence, de démarcation, de crédibilité, d’attribution, de force de rétention, de résistance au temps, de visibilité, de répétition, d’adéquation, de cible, d’agrément, de saut créatif, de disruption…
La réflexion publicitaire dominée par des écoles de pensée n’a pas manqué de théoriciens, de gourous. Nous avons notamment l’école Business et son USP « miracle », l’école TBWA et sa disruption, l‘école Publicis, l’école BETC, l’école Bates, l’école Wunderman…
Nous avons connu des années de théorisation de notre profession avec des modèles universitaires. Les modèles de Shannon et Weaver, Lasswell, Jakobson, Maslow, Berlo, l’école de Palo Alto, l’école de Francfort…
Modèle de Barlo
Modèle de Jakobson
Les signaux annonçant une future mutation
Depuis près d’un siècle, universitaires, publicistes, publicitaires, tentent de créer la fusion entre une marque et un utilisateur. C’est-à-dire de créer des besoins, d’innover, de trouver cette alchimie qui fera le succès de telle ou telle marque. Le maître-mot de cette recherche a été la créativité. Une créativité qui a fait la différence lors de consultations, de débriefs, de parti-pris stratégiques, de sauts créatifs…
Et si tout cet amas de connaissances accumulées devenait totalement obsolète ? L’intelligence artificielle, les nouvelles technologies et les datas sont-ils en train de bouleverser un siècle de règles établies autour du métier de publicitaire ?
Oh j’entends bien tous ceux qui ne partagent pas cette opinion et je connais leurs arguments : en effet le marché des agences de communication se porte bien, les budgets annonceurs n’ont pas diminués, la publicité télé représente toujours en 2017, 27% des dépenses totales des 13 milliards investis par les annonceurs (sources IREP) et le SBPTV (syndicat appartenant aux grands médias) annonce une progression de 2,8% en 2018.
Donc tous les feux sont au vert. Les baby-boomers ne changent pas trop leurs habitudes, les millennials (générations Y et Z) évoluent sagement dans leurs habitudes.
Mais que va-t-il advenir lorsque la génération des « millennials » arrivera au pouvoir ? (c’est-à-dire d’ici à 5 ans)
Oui, à très court terme, l’univers publicitaire que nous connaissons ne va pas être totalement bouleversé. Du moins pas tant que la génération des quinquas reste aux commandes. Les décideurs d’aujourd’hui, à la fois annonceurs et agences, ont plus de 50 ans. Ils vivent, pour beaucoup, cette transition avec angoisse, refusent ce changement et restent dans leurs schémas de pensée.
Dans 5 ans, le problème sera réglé : les quadras et les trentenaires prendront le pouvoir. Ils imposeront alors une vision totalement différente et beaucoup plus techno.
Comment se mettre des œillères et ne pas voir tous ces signaux :
- Le déclin de la publicité presse à -7,4% et la publicité radio à -2,6% en 2017 ;
- La révolution des datas et de la connaissance client amenant dans son sillage le marketing prédictif ;
- Les changements d’habitudes de consommation média des moins de 40 ans (plus de 150 titres de « pure players » de l’information apparus en moins de 5 ans),
- L’émergence des objets connectés et de la communication vocale (Alexa, Google Home, Homepod) métamorphosant notre relation au travail et aux loisirs ;
- Les attentes consommateurs de marques responsables, éthiques et citoyennes ;
- L’expérience client devenue un nouveau territoire de communication (Friendship Marketing) ;
- L’évolution de notre consommation vers l’économie de partage changeant nos habitudes de déplacement, de voyage, de consommation, de travail ;
- L’explosion de nouvelles manières de faire du commerce : e-commerce, Google Lens, commerce vocal, web-to-store, clic and collect, Amazon GO…
- L’émergence déjà actuelle de la programmatique et du RTB rendant complètement dépassées les techniques de médiaplanning ;
- La mutation des outils d’influence d’achat : bouche à oreille, comparateurs, forums, sites de notation, sites d’avis ;
- L’émergence de nouvelles manières de communiquer (viralité, réalité virtuelle, communication d’influence, réseaux sociaux…) ;
- L’émergence du earned média au détriment du paid média ;
- Le lead nurturing et le marketing automation rendant complètement caduques les programme CRM de fidélisation (lire également l’article « Du Brand Content au Marketing Automation ») ;
- L’influence des réseaux sociaux au détriment des relations presse ;
- L’explosion de la publicité digitale (et de Google) qui est devenue le premier investissement des annonceurs :
Ma conviction est que nous vivons les derniers soubresauts d’une époque.
Une mutation déjà bien amorcée par certains grands groupes
Nous devons accepter le fait qu’aucune certitude d’aujourd’hui est « garantie incassable ». Nous vivons une époque de mutation. Pour survivre, nous devons nous entraîner à faire voler nos propres certitudes en éclats.
Cette mutation exige une veille permanente sur tout ce qui se passe.
Les grands groupes l’ont bien compris… Analysons les tendances.
Dès 2012, Havas rachète une agence américaine, Victors & Spoils. Cette agence centrée sur la technologie fait appel au « crowdsourcing », principe utilisant la créativité et le savoir-faire d’un grand nombre de personnes en sous-traitance. Par ce biais, elle déniche les bonnes idées et réalise les campagnes de clients de « premier ordre », comme Harley Davidson, Unilever, Mercedes Benz, Coca-Cola ou Converse.
En 2018, le crowdsourcing est devenu une évidence. Aucune agence ne peut se permettre de maîtriser en interne l’ensemble des connaissances technologiques émergentes.
Autre stratégie, celle de Publicis Groupe, qui a lancé en juin 2018 sa plateforme d’intelligence artificielle Marcel en partenariat avec Microsoft. Celle-ci aura ainsi la lourde tâche de transformer les données de 1200 agences du groupe dans le monde, de leurs 200 métiers, de 4000 clients et de plus de 5 milliards de fichiers en une plateforme collaborative à l’échelle mondiale. Elle permettra de transformer l’entreprise d’une holding companyen une plateforme, offrant la possibilité aux 80.000 collaborateurs du Groupe à travers le monde d’échanger et de collaborer sans limites ni frontières.
L’hebdomadaire Stratégies écrivait en 2016 : « Le jour où robots et créatifs ont monté ensemble les marches de Cannes. La publicité comme on a pu l’aimer à l’époque de Culture Pub semble petit à petit s’éteindre pour laisser place à une nouvelle forme de créativité. »
Désormais, aux Lions de Cannes, les catégories « Creative Data », « Entertainment », « Mobile » et « Innovation » volent la vedette aux prix du film télé ou du meilleur print. Ce ne sont plus les agences créa mais les acteurs brandtech qui rythment la vie sur la Croisette. Le data analytics et le data scientist sont-ils en train de remplacer les directeurs artistiques et les planeurs stratégiques ? Doit-on utiliser ce que l’homme seul ne peut pas calculer et analyser ?
Comment imaginer de nouveaux territoires d’expression ? La donnée, l’innovation technologique et l’intelligence artificielle au service d’une nouvelle créativité est en train de naître.
Prenons en exemple le Grand Prix Creative Data « The Next Rembrandt ». Une machine a analysé l’œuvre complète du peintre afin de créer un tableau qui aurait pu être peint par l’artiste lui-même. Les machines sont donc capables de réaliser une œuvre d’art si on leur montre le chemin. Est-ce cela la nouvelle créativité ? Cet exercice peut-il être extrapolable à la publicité ? On peut imaginer la campagne idéale conçue par des datas adaptée à des cibles identifiées par des critères comportementaux. Cette imagination est déjà en action, c’est ce que propose le marketing prédictif. Des agences comme Quantcast récupèrent des données démographiques, comportementales, d’intention et de style de vie afin de proposer la campagne qui collera le mieux à ces comportements.
Autre exemple, celui de l’association Reclame Aqui, grand prix mobile aux Lions de Cannes 2018. Cette association propose un site gratuit qui permet aux particuliers de se défendre face aux entreprises en cas de litige. Grey Brazil a imaginé une application qui surfe sur les grosses affaires de corruption qui sévissent au Brésil. Ainsi, lorsqu’on prend un politicien en photo, on peut découvrir s’il fait l’objet d’accusations de corruptions grâce à la reconnaissance faciale.
Cette avancée tech (mais peut-on appeler cela une avancée ?) qui ne laisse aucune place au hasard ou qui diminue fortement son champs m’affole. Je partage l’analyse de Dominique Trudeau dans son billet « La fin de la publicité », même si je suis beaucoup moins optimiste sur les capacités de notre profession à se métamorphoser. À la différence de la publicité traditionnelle, les nouvelles techniques se concentrent essentiellement sur les besoins et attentes de consommateurs identifiés par les datas plutôt que sur les messages de l’entreprise. Par le biais d’algorithmes, le big data permet d’analyser les schémas comportementaux dont l’objectif est de mettre en équation les besoins de chaque consommateur afin de les inciter à acheter les produits qui leur correspondent. Les annonceurs peuvent alors être en mesure d’améliorer leurs campagnes marketing et d’anticiper quels produits seront encore appréciés dans le temps.
Nous sommes ainsi rentrés dans le royaume de l’algorithme et de la connectivité. Les publicitaires sauront-ils changer de paradigme ?
Aller fouiner dans les jardins secrets de chaque individu pour lui proposer une offre correspondant à ses attentes ou à son profil aboutira forcément à un rejet du système ou à un asservissement programmé.
Aucun secteur n’est épargné. Prenons l’exemple de Liegey Muller Pons.
Cette start-up optimise le démarchage électoral grâce au big data. Pour se faire, elle croise les données de l’Insee (catégorie socioprofessionnelle des habitants, âge…) et les résultats des derniers scrutins. Puis son logiciel repère, à l’échelle des bureaux de vote, les secteurs où un candidat a le plus de chances de gagner des voix. Certains analystes affirment que cette technologie utilisée pour la première fois en France aux élections présidentielles par Emmanuel Macron, lui aurait effectivement amené 2 à 3 % des votants du premier tour. Deux ou trois points qui auraient pu faire pencher l’élection du second tour en faveur de François Fillon ou de Jean-Luc Mélanchon !
Pourtant, en 1987 et pendant toute la période de la campagne présidentielle de 1988, une image subliminale (la fameuse 25ème image) de François Mitterrand est apparue 2949 fois au cours des génériques du journal d’Antenne 2, maintenant France 2. Ce message subliminal a fait scandale et un procès pour manipulation électorale s’en est suivi. En 2018, il est visiblement normal, légal, et même perçu comme innovant, de manipuler un discours politique en fonction des historiques de votes et de données personnelles.
Du branding au ROI, bienvenue au royaume du drive-to-web et de la brand performance !
Le principe même de la publicité était de créer de la valeur de marque, la valeur perçue entrainant la préférence et l’acte d’achat. En 2018, on voit apparaître un changement total de vision de l’entreprise. Avec le boom du digital, la démultiplication des canaux d’acquisition et des points de contacts, les décideurs Marketing ont besoin de datas pour faire les bons arbitrages médias. On assiste au mariage de la télé et du web, qui ne sont pas deux mondes à part évoluant en parallèle sans jamais se rencontrer, au contraire. Aujourd’hui, la TV engage et crée des opportunités digitales. Si ces deux canaux de communication se font aujourd’hui de plus en plus écho, c’est grâce à l’évolution du mode de consommation de la TV. Ce phénomène de consommation s’appelle le multitasking.
Développé depuis 3 ans par le web, le TV Tracking s’impose déjà en télévision. Chaque spot a comme mission de générer du contact et de la transformation en achat. Des plateformes comme Admo, Realitycs, Tvsquare, permettent de tracer la performance spot par spot et d’analyser la rentabilité de chaque spot.
L’exemple de Comme J’aime qui aurait déjà fait maigrir 200.000 personnes et dont les spots tournent sur vingt chaînes de télévision illustre bien cette tendance. Le succès de ces boîtes de repas est dû exclusivement à sa démarche de marketing direct télé. Chaque spot a en effet son numéro de téléphone unique permettant d’analyser en direct le nombre d’appel, le coût contact et sa rentabilité. L’entreprise familiale prévoit un chiffre d’affaires de 122 millions d’euros en 2018.
TV programmatique, adressable TV, RTB en TV… Véritables « buzz words » du moment, ces trois mots déchaînent les passions lorsqu’il s’agit de l’avenir de la TV linéaire. Entre effets d’annonces et solutions réelles, comment l’écosystème audiovisuel va-t-il évoluer dans les prochaines années ?
L’automatisation du processus d’achat est tout à fait envisageable d’un point de vue technique. Elle permettrait même de limiter les coûts humains. Le modèle d’une télévision programmatique linéaire est techniquement prêt. Elle permettra ainsi d’acheter uniquement les spots performants pour l’annonceur en optimisant son achat média au jour le jour.
En conclusion : la publicité est-elle menacée par les nouvelles technologies ?
En d’autres termes, nous assistons à une reconfiguration de la place et de la valeur des marques, des médias, des formes culturelles, des espaces marchands. Nous vivons l’affranchissement de la rhétorique publicitaire pour étendre infiniment le champ de la communication. Mais est-ce encore de la communication ou de l’ingénierie ?
Comme l’écrivent Valérie Patrin-Leclère, Caroline Marti de Montety, Karine Berthelot-Guiet dans leur livre « La fin de la publicité » :
« Aux côtés de la publicité se développent des formes de communication qui se donnent à voir comme différentes, et même singulièrement différentes, de la publicité. Ce sont là des métamorphoses de la communication marchande, car ce non publicitaire a vocation à promouvoir les marques et à faciliter les ventes »
L’accès à l’information produit est facilité et les moyens de contacts se sont multipliés. Le rôle de la publicité n’est donc plus le même qu’auparavant. Les annonceurs ont alors tout intérêt à investir une partie de leur budget publicitaire sur la numérisation de la relation client, de l’expérience utilisateur ou encore sur le brand content. Nouveaux métiers, nouvelles logiques, nouvelles théories à écrire.
La publicité est-elle au bout de son évolution ? Certains voient dans les développements des nouvelles technologies et de l’internet un stimuli de la créativité. D’autres publicitaires y voient un nouvel Eldorado.
Dans les années 80, la promotion des ventes devait tuer la pub. Dans les années 90, le CRM devait ringardiser la pub. Dans les années 2000, Internet pensait supplanter la logique publicitaire. Chaque décennie a connu sa révolution et pourtant, la pub est toujours là. Je suis optimiste et fais confiance à l’imagination. Les tuyaux permettant d’accéder aux messages sont en train de connaître une vraie mutation, certes, mais tant que les publicitaires sauront générer de la proximité, de l’émotion, du sourire, de l’engagement avec un public visé, la publicité saura trouver les leviers de la préférence de marque. L’interview de Romain Roux de l’agence Romance dans la Réclame synthétise d’ailleurs bien ce mix entre création d’un message publicitaire et l’intégration d’une nouvelle culture média.
Article visionnaire… en lien direct avec les memoires de certains etudiants du master 2 AGCom que je viens de lire et noter… jean charles.. tu donnes un délai de 5 ans.. je peux assurer que pour certains c’était deja la réalité durant leur stage…